POV: Je suis un média canadien
Je fais quoi après être banni par Meta et Google suite à la loi C-18?
Ceci n’est pas un texte pour conseiller Pablo Rodriguez sur comment négocier avec Google et Meta. Je n’ai pas lu The art of the deal, le prolifique opus de Donald Trump, de toute façon.
Ceci n’est pas un texte pour critiquer la loi C-18. Pour une fois que le gouvernement se lève devant des géants numériques qui pratiquent l’évasion fiscale et qui auront déclenché une épidémie de problèmes de santé mentale chez nos adolescents, loin de moi l’idée d’être fâché. Rappelons aussi qu’une législation similaire a rapporté 150 millions de dollars US aux médias australiens depuis son adoption (Grueskin, 2023).
Ceci n’est pas un texte pour critiquer les médias canadiens. Il est vrai que nous n’en serions pas à ce stade si nos grands médias avaient proposé une licence d’exclusivité de leur contenu au plus offrant entre Google et Bing il y a 20 ans. Mais tout comme pour un designer qui sort de l’école, c’est difficile de refuser de la visibilité gratuite.
Ceci n’est pas un appel à un boycottage quelconque. Au final, les budgets sont dirigés par la performance et non par les valeurs. Tout comme le comportement numérique est guidé par l’habitude et la facilité.
Ceci est un texte pour aider les médias canadiens à naviguer dans un monde où ils n’auraient pas droit à Meta ni Google advenant que ce scénario se concrétise réellement.
L’impact sur les médias canadiens
Modèle d’affaires publicitaire
L’impact sur la baisse de trafic diffère en fonction du taux d’adoption de l’application mobile/tablette du média. Selon mon hypothèse informée, Google (sous toutes ses formes, news, organique, payant) représente jusqu’à 60% du trafic d’un site de média canadien. Du côté de Meta (Facebook + Instagram), c’est autour de 15% du trafic.
Lorsqu’on vend sa publicité en coût par mille impressions (CPM) et qu’on perd 75% des impressions, facile d’imaginer l’impact sur le chiffre d’affaires.
Modèle d’affaires par abonnement
La perte de ce trafic aura définitivement un impact sur les revenus, mais cet impact sera moins instantané. Le noyau de revenu récurrent ne changera pas du jour au lendemain, mais le défi sera de continuer à générer un volume de nouveaux abonnements dans le temps en ayant substantiellement moins de visiteurs.
Dans tous les cas, un enjeu de pérennité subsiste. Les consommateurs ne changeront pas drastiquement leur comportement de consommation de contenu suite à ce retrait de Meta-Google, donc comment rester la référence dans l’esprit de lecteurs qui nous verront moins?
Stratégie court terme: le feu par le feu
Pas facile d’avaler la pilule, mais la meilleure action rapide est d’investir du budget publicitaire dans ces mêmes plateformes qui annoncent notre disparition avant que celle-ci ne prenne totalement effet.
Jamais le narratif pour pousser le téléchargement d’application ou l’acquisition de courriel n’aura été si fort. Votre fil d’actualités ne contiendra bientôt plus…d’actualités. Restez informer avec nous.
Meta
Campagnes de reciblage du trafic et de l’engagement avec objectif de téléchargements d’application si existante ou lead form comme option B.
Achat des mots clés de marque pour contrôler le message et la page d’atterrissage. Changer ses métadescriptions pour inciter à l’action en guise de bonne ruse.
L’idéal est évidemment d’avoir un maximum de son trafic de source directe. Les médias qui se basent sur du clickbait pour obtenir des visiteurs auront dû mal à s’en sortir avec cette tactique, mais leur modèle est intrinsèquement plus fragile parce qu’ils n’ont presqu’aucune indépendance au départ.
Stratégie moyen terme: les routes alternatives
Une fois le bannissement en place, il faudra saturer les sources de trafic en développement. Le comportement numérique est en évolution et bien que Google et Meta soient les gagnants depuis une décennie, rien n’est garanti pour les 10 prochaines années.
La recherche en ligne mènera de moins en moins vers des pages web et de plus en plus vers une réponse directe en position zéro ou carrément vers d’autres types de médias comme la vidéo (Kerschbaum, 2023). La perte de trafic se fera sentir dans le temps, bannissement ou non.
Comme la définition des géants du web dans la loi C-18 est plutôt vague, on comprend par l’application actuelle qu’aucune autre plateforme technologique que Meta et Google ne rejoint actuellement cette définition.
Voici donc des sources de trafic marginales pour les médias canadiens qui se doivent d’être optimisées:
Bing
L’intégration de Chat GPT au moteur a récemment créé un certain engouement qui dépasse les utilisateurs lambda des 65 ans + ou des ordinateurs d’entreprises placardées Microsoft. Open AI sera bien heureux de pouvoir mieux nourrir que Google ses modèles d’IA avec le contenu de nos médias canadiens.
Tiktok
40% de la génération Z préfère commencer sa recherche en ligne sur cette application (Perez, 2022). La domination de Google s’atténue tandis que le journalisme (majoritairement amateur) est en essor sur TikTok. Google a même commencé à tester l’indexation du contenu de TikTok en réponse à cette tendance-menace.
Une plateforme encore très axée sur le partage de liens et qui se prête facilement à une majorité de médias.
Apple News
Une consommation de nouvelles environ 10 fois moins utilisée que Google News, mais tout de même inscrite dans un comportement récurrent d’une minorité de Canadiens.
Spotify
La fragmentation de la recherche en ligne par différent type de média s’étend aussi à l’audio, alors que Spotify est utilisé par une minorité comme le premier outil de recherche d’information sur un sujet.
Méli-mélo
Reddit, Twitch, Ecosia, Qwant, Duckduckgo, Flipboard, Yahoo. Rien de majeur, mais c’est potentiellement des centaines de milliers de sessions annuelles agrégées ensemble.
À travers ces sources d’acquisitions et de nouvelles qui verront le jour se trouvent les prochains Meta et Google. Ces entreprises sont des dieux intouchables selon notre échantillon d’existence, mais il n’y a pas de pénurie de main-d’œuvre chez les aspirants dieux. L’industrie des médias canadiens existe depuis 1752, il faut mettre les choses en perspective.
Stratégie long terme: la fracture
Nous avons maximisé notre audience propriétaire en temps un et maximiser notre trafic provenant d’autres sources en temps deux. Pensons maintenant à la monétisation.
Revenu publicitaire
La perte de 75% du trafic ne sera en aucun cas compensée par nos deux stratégies discutées. Vendre de la bannière sur ses pages en CPM ne sera pas un vecteur de croissance.
Puisque la recherche en ligne se développe sous d’autres formes que de l’hyperlien, on ne doit plus nécessairement attendre une visite de page web pour penser à la monétisation. La publicité devra être davantage native, intégrée au compte TikTok du média, voir de ses journalistes, ou dans le podcast Spotify. Ne pas prendre cette phrase hors contexte, mais il faut tirer leçon des influenceurs.
Pour le restant de la vente publicitaire sur le site et l’appli, oui la publicité contextuelle connaitra un regain suite à la mise en œuvre des réglementations comme la loi 25, mais ce ne sera pas assez pour compenser la baisse d’impressions.
Je suis plutôt excité par la technologie des data clean rooms, qui permettent le partage de données de première partie entre un média et un annonceur (Herbrich, 2022). Une nouvelle solution tangible pour de la publicité personnalisée ailleurs que sur le GAFAM et même une attribution plus juste. Les médias qui auront la donnée propriétaire la plus propre et qui mettront à disposition de ses annonceurs une équipe technique pour ces manipulations pourraient étonner en résultat financier à terme. L’équipe de vente publicitaire se devra d’être pédagogue et de provenir davantage du milieu de la science de données que d’un concessionnaire automobile comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui.
Revenu d’abonnements
Un trafic diminué devrait en théorie augmenter le taux de conversion d’un mur à péage. Le mur à péage optimal discuté dans cet article tient toujours la route.
J’entrevois aussi une sous-optimisation des partenariats avec des entreprises au niveau des abonnements. Par temps de récession économique à l’horizon, les programmes de fidélité comme Scène+ se font la guerre pour livrer le plus de valeur possible aux consommateurs. J’ai de la misère à entrevoir aucune place pour des abonnements à des médias canadiens parmi les cadeaux de ces programmes.
Ouverture
Avec le flot de contenu généré par l’IA qui commence déjà à envahir l’internet, les organisations journalistiques sérieuses seront le dernier rempart de la vérité. Si la vérité se cache toujours derrière un mur à péages, est-ce l’idéal pour informer la population? Par chance, notre écosystème médiatique compte sur Radio-Canada/CBC comme service public essentiel. Reste que la survie des médias canadiens de qualité est importante. Espérons que ce court guide sera au final complètement inutile suite au dénouement de ce dossier. Sinon, je serai prêt à mettre la main à la pâte avec les principaux intéressés.
Merci à Maude Hallé pour l’illustration.
Merci à Alex Bigras-Lauzon, Apolline Longeon et Jules Sabourin pour les discussions.
Bibliographie
Ingram, Matthew. Canada imitates Australia’s news-bargaining law, but to what end? Columbia Journalism Review, 16 mars 2023.
Herbrich, Tilman. Data Clean Rooms, Computer Law Review International 23, no. 4 (2022): 109-120. https://doi.org/10.9785/cri-2022-230404
Perez, S. Google exec suggests Instagram and TikTok are eating into Google’s core products, Search and Maps. Récupéré sur TechCrunch+, 12 juillet 2022.
Kerschbaum, J. How AI features are impacting paid search results.
Récupéré sur DEPT, 15 février 2023.