La perception de TikTok vacille entre orgasme de plaisirs multimédias et paranoïa géopolitique. De jour on chante les louanges de son algorithme qui nous sert ce qu’on ne savait pas vouloir, de soir on craint que ce dernier ne soit une arme d’influence massive.
L’Inde a interdit son utilisation à ses 1.4 milliard d’habitants. La majorité de l’Occident l’a bannie pour sa fonction publique. Pourtant, on parle d’un gouffre d’attention qui engloutit journalièrement 2,5 heures chez ses utilisateurs canadiens (Briggs, 2023).
Où donc fixer l'aiguille sur ce baromètre bipolaire?
Dans une modeste tentative de faire ainsi, je vous propose une collection de faits incontestables sur le géant de la vidéo courte, accompagnés de leurs doutes contestables.
Le fait est que le Parti Communiste Chinois (PCC) mène une guerre cognitive ayant pour objectif de produire un discours positif sur la Chine (Irsem, 2021). Le doute est que le PCC utilise TikTok pour promouvoir tel discours.
Le fait est que cette guerre s’inscrit dans la pensée militaire chinoise qui cherche à façonner et contrôler les capacités cognitives de l’ennemi et de prise de décision (Irsem, 2021). Le doute est que TikTok soit instrumentalisé à ces fins, ayant accès au cerveau d’une jeunesse mondiale qui sera demain au pouvoir de l’Occident.
Le fait est que le PCC détient des golden shares dans ses entreprises technologiques comme ByteDance, maison mère de TikTok, qui permettent de siéger sur le conseil d’administration (CEM, 2023). Le doute est que cette influence se matérialise par des décisions d’affaires au profit du PCC, et non au profit du profit.
Le fait est que la loi chinoise oblige ses sociétés à coopérer avec ses services de renseignements (Loutrel, 2023). Le doute est que notre doute précédent soit amplifié.
Le fait est que ByteDance comprend notre doute sur notre doute, donc elle multiplie les efforts pour faire passer TikTok comme une entreprise non chinoise, de son incorporation aux îles Caïmans à son CEO de Singapour (CEM, 2023). Le doute est qu’en établissant son siège dans le paradis des sociétés-écrans, cette transparence nous permet seulement d'y voir l'ironie.
Le fait est que des enregistrements audio de rencontres internes TikTok nous apprennent que le département de science de données reçoit ses instructions du bureau principal à Pékin (Baker-White, 2022). Le doute est que ce même bureau ait la main sur les leviers de l’algorithme Pour Toi et, par extension, puisse façonner les opinions de ses utilisateurs.
Le fait est que des journalistes publiant sur ce sujet se sont fait traquer par des employés de ByteDance depuis la Chine, ce que le CEO de Singapour a déclaré comme étant un abus d’autorité de certains employés (CEM, 2023). Le doute est que cet abus ne soit commis lorsqu’opportun par le PCC.
Le fait est que des fuites de documents nous informent que l’équipe de modération de contenu doit rétrograder ou supprimer les contenus qui ne suivent pas les règles établies par les responsables du siège de Pékin (Washington Post, 2019). Le doute est que sans avoir même besoin de manipuler l’algorithme Pour toi, une forme de censure ou de promotions de certaines idées existe par le biais du système de modération.
Le fait est que les réseaux sociaux ne sont plus un espace de naïveté confondante : la Russie diffuse et popularise des opinions divergentes de celles des gouvernements en place pour miner la cohésion des pays ciblés (Aral, 2020). Le doute est que la Chine s'en soit inspirée et que le thermomètre de frustration des utilisateurs de TikTok n’atteigne des mercures qui génèrent des pluies de convois de la liberté.
Le fait est que la Chine compte sur une armée de 20 millions de trolls rémunérés pour effectuer des opérations de propagandes sur les médias sociaux (Irsem, 2021). Le doute est que la Chine est déjà efficace pour influencer nos idées, avant même d’avoir une mainmise sur les rails de diffusion.
Malgré avoir déjà fait un échange étudiant, je ne suis pas expert en géopolitique. Je m’en remet donc à mon expertise de douteur agréé pour vous aider à forger votre propre posture.
Saisi d’angoisse? Don’t hate the player hate the game, nous dirait Georges Saint-Pierre. TikTok inquiète davantage dû au contexte sino-occidental actuel, mais le logo au banc des accusés pourrait changer, c’est le modèle d’affaires des réseaux sociaux qui se prête trop bien au jeu.
Il y a une chose dont on ne peut douter : la solution ne passera pas par une défense personnelle des utilisateurs contre quelconque manipulation à leur égard. L’orgasme l’emportera toujours sur la paranoïa.
Merci à Maude Hallé pour l’illustration.
Merci à Jules Sabourin pour la révision.
Bibliographie
Briggs, Paul. TikTok in Canada: What Marketers Need to Know About the Still-Rising (and Highly Scrutinized) Platform. Récupéré sur Emarketer, 22 décembre 2023.
Lee, Rachel; Lutrell, Prudence; Johnson, Matthew; Garnaut, John. TikTok, ByteDance, and their ties to the Chinese Communist Party, Submission to the Senate Select Committee on Foreign Interference through Social Media, mars 2023.
Charon, Paul et Vilmer, Jean-Baptiste. « Les opérations d’influence chinoises : un moment machiavélien ». Rapport, Institut de recherche stratégique de l’école militaire, 2021.
Poletti, Bérengère. Rapport d’information n° 5027 (2020-2021) fait au nom de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, sur la stratégie de la France et de l’Union européenne à l’égard de la Chine. Récupéré décembre 2023.
Baker-White, Emily. TikTok Tracks Forbes Journalist. Forbes, 12 décembre 2022.
Hern, Alex. Revealed: how TikTok censors videos that do not please Beijing. The Guardian, septembre 2019.
Harwell, Drew et Romm, Tony. Inside TikTok: A culture clash where U.S. views about censorship often were overridden by the Chinese bosses. Washington Post, novembre 2019.
Commission d’enquête du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et économique. La tactique TikTok: opacité, addiction et ombres chinoises. Récupéré en décembre 2023.
Aral, S. (2020). The Hype Machine. Macmillan Publishers.