Le secret bien gardé du marketing numérique
Vendrait-on la peau de l'ours avant de l'avoir tué?
L’achat média numérique a désormais dépassé l’achat média en publicités traditionnelles. Ce mouvement autrefois porté par une horde de rebelles guérillas qui s’attaquait à l’élite du marketing classique est désormais devenu une armée de porte-étendards qui seraient prêts à vendre leur mère pour vous convaincre d’investir plus dans les internets.
Je n’y fais pas exception. Ça fait des années que je bombarde à gauche à droite mon discours qui fait passer l’achat média numérique comme le vaccin contre la pandémie de dettes technologiques. Je me sens presque comme Marcel LeBoeuf et ses colliers Pur noisetier.
Toutefois, est-ce qu’on ne vendrait pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué? Est-ce que la publicité numérique fonctionne autant bien qu’on aime se le faire croire ou sommes-nous biaisés par l’exaltation résiduelle de la rébellion?
Ceci explique cela
Tel un chauffeur Uber honnête, je ne ferai pas de détour. Nous évaluons les retombées de nos achats médias numériques avec une méthodologie erronée.
Les données qui nous sont fournies par des Google ou Facebook sont intéressantes, mais font en sorte que notre analyse est entièrement basée sur des corrélations. La publicité X a généré Y ventes. Seriez-vous prêt à dire que la publicité X est la cause de ces Y ventes?
Évidemment, non. Dans un monde où tout peut influencer notre décision, comment peut-on réellement affirmer que la publicité X est la cause de ces conversions?
Si je me poste devant le resto Chez Georges, roi du sous-marin à Longueuil et que je donne un pamphlet vantant nos sandwichs à tous les gens qui se dirigent pour entrer dans le resto, mon taux de conversion sera de 100%. Ma causalité sera quant à elle de 0%, je n’ai aucunement modifié le comportement des gens qui avaient déjà en tête d’entrer pour manger un sous-marin trop salé.
Dans un monde idéal, il importe de définir la persuasion supplémentaire d’une publicité numérique et non les conversions qui y sont rattachées (Aral, 2020).
Bon. La citation est jolie, voire coquette. Toutefois, nous ne vivons pas dans un monde idéal.
Le sex-appeal du retour sur investissement (ROI)
En marketing de performance, nous sommes les premiers à mettre de l’avant nos retours sur investissement. Cet indicateur se doit d’être positif, même impressionnant. La dynamique du marché va ainsi, puisque notre valeur en tant que consultant/employé est associée à ce chiffre.
Cependant, le diable est dans les détails. Si on mesure le retour sur investissement en termes de conversions corrélées et non causales, on vient s’approprier les ventes (ou les appels, les formulaires, les votes, …) des gens pour qui nous n’avons pas modifié le comportement. Bienvenue sur la route de la diminution du ROI and baby we’re going down down down.
Déterminer notre causalité
D’abord, la dynamique du marché joue contre nous. Les agences et surtout les propriétaires d’audiences (Google, Facebook) n’ont pas avantage à faciliter la mesure de la causalité pour la raison que l’on vient de mentionner, soit la diminution du sex-appeal de leur ROI.
Si on décide de nager à contre-courant et de tout même mesurer notre causalité ou en terme plus technique, notre Lift causal, soit notre persuasion supplémentaire, on obtient une équation ajustée pour déterminer notre retour sur investissement:
Mesurer rigoureusement ce Lift causal est une boîte de pandore qui ouvre un débat philosophique que l’on devrait avoir autour d’une bière belge. À quel point ceci influence cela? Dans le contexte d’un comportement humain, il existe tellement de variables à prendre en compte qu’on ne s’en sortirait pas avant une bonne cuite.
Pour nous éviter ce lendemain de veille, je dévoile la solution sans plus tarder: les essais contrôlés randomisés.
En assignant au hasard des individus dans un groupe contrôle, à qui nous n’afficherons pas de publicité, et un groupe témoin, à qui nous afficherons notre publicité, prenant pour acquis que notre échantillon est assez grand pour être significatif, nous pouvons garantir que la seule source d’influence qui diffère au sein de ces deux groupes est l’affichage de notre publicité ou non.
Prenons l’exemple d’une campagne de bannières web. On pourrait évaluer le Lift causal en affichant à une portion significative de notre audience (ex: 5%), une publicité pour un OSBL au lieu de la nôtre et suivre les résultats de cette cohorte. La différence des deux groupes en termes de taux de conversion deviendrait alors notre persuasion supplémentaire.
Pensez à cet exercice dans un contexte de reciblage. Notre investissement a-t-il réellement un impact au niveau du changement de comportement ou ne fait-il que devancer des conversions dans le temps? Intéressant.
Et si l’on remonte dans l’entonnoir de vente, pour un joueur établi dans son industrie qui possède une certaine notoriété, notre investissement marketing a-t-il réellement un impact sur le changement comportemental?
Je vois déjà les plus techniques d’entre vous me demander comment conduire une telle expérience sur un compte Facebook ou Google ads en s’assurant de ne pas empoisonner notre groupe contrôle. Et bien, sachez que c’est possible de mettre en place un essai contrôlé randomisé via l’API marketing de Facebook. De son côté, Google a dévoilé cette nouvelle fonctionnalité (seulement pour les publicités YouTube) en octobre 2020.
Maintenant, dites-moi, pourquoi avons-nous eu à attendre deux décennies pour la disponibilité d’une telle fonctionnalité? La publicité numérique serait-elle moins efficace que son mythe veuille nous faire croire?
Ce que dit la littérature
Le marketing numérique et la littérature académique ne sont généralement pas les meilleurs amis du monde. Le premier juge que l’autre est trop lent dans sa démarche pour un monde en constante évolution, l’autre trouve que les acteurs du domaine sont des poules sans tête qui jettent leur dévolu sur n’importe quelle nouvelle «avancée technologique» (je fais des guillemets avec mes doigts en écrivant ça).
Les cicatrices de la rébellion des guérillas du numérique sont encore vives.
Étant historiquement moi-même dans l’équipe des je vais plus vite que les chercheurs académiques, j’ai été franchement surpris par mes découvertes lorsque je me suis plus intéressé aux écrits récents de cette scène.
Dans une large étude menée de pair avec Facebook, Gordon & Al. démontre qu’en utilisant la randomisation au lieu des méthodes traditionnelles du marché pour la mesure des retombées d’une campagne publicitaire Facebook, notre interprétation des performances est biaisée à la hausse, et ce, jusqu’à 4000%. En évaluant 15 campagnes d’envergure dans différentes industries, les auteurs concluent qu’au moins dans la moitié des cas, l’évaluation de la performance sans expérience de randomisation surestime l’efficacité de nos publicités au minimum par un facteur de trois (Gordon & Al., 2018). Ça ramène sur terre un peu.
Dans une autre étude cette fois menée sur les investissements en achat de mots clés d’ Ebay, Blake & Al. ont estimé que le ROI observé sur ces investissements en achat de mots clés, alors établi par l’entreprise à 4100%, était plutôt de -61%. On parle ici d’un investissement média de 51 millions de dollars, de quoi prendre le tout au sérieux.
En introduisant un groupe contrôle randomisé, les auteurs ont pu établir un volume de conversion de base pour les gens non ciblés par les publicités d’achat de mots clés. En tout et partout, ce volume d’achat n’était pas tellement différent des résultats à court terme (60 jours) de celui des gens exposés aux publicités (Blake & Al. 2014). Le pire investissement en matière de causalité était l’achat de mots clés «branded» et le plus efficace était lorsqu’il s’agissait de publicités tout en haut de l’entonnoir à des gens qui n’avaient pas de comptes Ebay.
Bien entendu, le fait que les données observées soient celles d’un géant numérique signifie que les résultats ne peuvent être garants d’un plus petit joueur sans présence organique et notoriété d’envergure. Toutefois, ça ouvre les yeux aux biais de nos interprétations et ça explique fort probablement pourquoi Google ont des voitures qui se conduisent toutes seules, mais n’ont toujours pas de solution pour la randomisation dans sa plateforme d’achats de mots clés.
Quelques autres études qui suivent une méthodologie cousine en utilisation des expériences randomisées pour mesurer les retombées des publicités numériques abondent dans le même sens: la surestimation du marché face aux performances.
Mot de la fin
Le monde académique semble moins boire le Kool-aid que les acteurs de l’industrie face aux promesses de performances des publicités numériques. Soyons clair, les données à notre disposition et nos analyses de corrélations dans la pratique sont dans bien des cas mieux que rien du tout, mais il existe certainement un biais à la hausse dans cette évaluation.
Le GAFAM qui nous vend si bien ces placements publicitaires n’a pas avantage à nous offrir des tests randomisés faciles d’exécution puisqu’au final, ce sont eux qui profitent le plus de cette surestimation de performance.
Pour éviter de se laisser sur cette graine de révolution tranquille, voici un insight managérial. Les études de randomisation ont démontré que les publicités avec les Lift causal les plus importants se trouvent en haut de l’entonnoir de vente, soit à faire découvrir à des néophytes de notre offre sa valeur. Je n’aurais jamais cru écrire cela un jour, mais peut-être qu’optimiser pour la portée s’avère être une stratégie plus viable que d’optimiser pour des objectifs de clics ou de conversions précis.
Serait-ce temps de redonner à des placements de notoriété comme nos médias locaux leurs lettres de noblesse?
Illustration par Maude Hallé
Bibliographie
Blake, T. (2016, 1 juin). Returns to Consumer Search : Evidence from Ebay by Tom Blake, Chris Nosko, Steven Tadelis : : SSRN. SSRN. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2790699
Blake, T. (2014, 29 mai). Consumer Heterogeneity and Paid Search Effectiveness : A Large Scale Field Experiment. NBER. https://www.nber.org/papers/w20171
Gordon, B. R. (2018, 23 septembre). A Comparison of Approaches to Advertising Measurement : Evidence from Big Field Experiments at Facebook by Brett R. Gordon, Florian Zettelmeyer, Neha Bhargava, Dan Chapsky : : SSRN. SSRN. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3033144
Wrodarczyk, W. (2019, 17 avril). Is Conversion Lift the Future of Attribution? Search Engine Journal. https://www.searchenginejournal.com/conversion-lift-attribution/298073/#close
Aral, S. (2020). The Hype Machine. Macmillan Publishers.